L’illumination de Vincennes

Ce billet a été publié le 11 janvier 2009 dans Arts des nouveaux médias : http://www.arpla.fr/canal20/adnm/?p=716. Il est repris ici sans modifications, comme document.

L’Université Paris 8 Vincennes à Saint-Denis célèbre en 2009 son 40e anniversaire. Il faut rappeler que l’une des innovations de ce « centre universitaire expérimental » fut d’introduire l’enseignement des arts (et la recherche en arts) dans l’Université. Nous publions ici le descriptif d’un projet qui pourrait être réalisé dans le contexte de cet anniversaire.
J.-L.B.

« Ce que je me rappelle bien distinctement dans cette occasion, c’est qu’arrivant à Vincennes, j’étais dans une agitation qui tenait du délire. Diderot l’aperçut ; je lui en dis la cause, et je lui lus la prosopopée de Fabricius, écrite en crayon sous un chêne. Il m’exhorta de donner l’essor à mes idées, et de concourir au prix. Je le fis, et dès cet instant je fus perdu. Tout le reste de ma vie et de mes malheurs fut l’effet inévitable de cet instant d’égarement. Mes sentiments se montèrent, avec la plus inconcevable rapidité, au ton de mes idées. Toutes mes petites passions furent étouffées par l’enthousiasme de la vérité, de la liberté, de la vertu ; et ce qu’il y a de plus étonnant est que cette effervescence se soutint dans mon coeur, durant plus de quatre ou cinq ans, à un aussi haut degré peut-être qu’elle ait jamais été dans le cœur d’aucun autre homme. » (Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, livre huitième)

En octobre 1749, Rousseau rend visite à Diderot enfermé au donjon de Vincennes. Selon la version de Rousseau, c’est Diderot qui l’incite à concourir au prix de morale de l’Académie de Dijon : « Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs ». Après sa brouille avec Diderot, il sera dit que c’est Diderot qui lui aurait suggéré de prendre le contre-pied des idées reçues, fournissant ainsi le paradoxe sur lequel se fonderait la philosophie de Rousseau.

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À l’emplacement approximatif de l’Université Paris 8, route de la Tourelle, bois de Vincennes, Paris 12e, lundi 28 janvier 2008, 13 h. Photo JLB

Aujourd’hui, des historiens et spécialistes de Rousseau considèrent que « des éléments topographiques et climatiques objectifs contredisent formellement la version des faits présentée par Rousseau. L’avenue de Vincennes était plantée d’ormes et non pas de chênes, et il n’a pas fait chaud dans la région parisienne en octobre 1749. » (R. Galliani, Dictionnaire de Rousseau, Honoré Champion, 1996, p. 435). Il reste que Rousseau considéra que l’« illumination de Vincennes » avait marqué le tournant philosophique de sa vie.

En août 1980, alors que le déménagement de l’Université Paris 8 était décidé par la secrétaire d’État, Mme Saunier-Séité, que les bâtiments se construisaient à Saint-Denis (dans le triangle avenue Lénine, avenue de Stalingrad, rue de la Liberté), un retour dans le bois de Vincennes, route de la Tourelle, donnait à voir les pelleteuses qui détruisaient les bâtiments provisoires construits en 1969. Quelques mois plus tard, il était déjà difficile de repérer où était l’entrée, les bordures en ciment de la route étaient refaites, des alignements de jeunes arbres traversaient de biais l’espace où était le « campus ».

En 2008, aujourd’hui, 27 ans après ce premier retour, seuls des plans en archives ou une mémoire des configurations de grands arbres permettraient de retrouver les lieux où nous étions.

À l’occasion du quarantième anniversaire de la fondation de l’Université Paris 8, un projet pourrait se faire, qui serait titré L’illumination de Vincennes : un travail sur les archives et la mémoire, des performances enregistrées sur le territoire de Paris 8 au bois de Vincennes, un environnement virtuel interactif et encore un film.

Des personnages (des « performeurs » nés en 1968) circulent sur le territoire de l’ancienne université. Équipés d’écrans de poches comportant un GPS, ils « retrouvent » des fragments de textes empruntés aux descriptifs de cours des départements d’arts plastiques et de cinéma, de 1970, 1971, 1972*. Des caméras sont fixées dans ce paysage et saisissent le passage de ces lecteurs (ils lisent à haute voix ce qu’ils reçoivent). Plus tard, on place ces séquences vidéo dans une maquette 3D du même territoire, comme des écrans verticaux que l’on peut aller voir en circulant dans l’espace virtuel. Plus tard encore, on enregistre un film de l’une des versions de cette exploration virtuelle.**

Notes
* Ces descriptifs sont véritablement surprenants, peut-être difficilement compréhensibles pour les étudiants et la jeunesse d’aujourd’hui. La génération intermédiaire des personnes de 40 ans (les performeurs, contemporains de la fondation de l’université), si elle comprend, rejette ces idées. On trouvera ces textes marqués par une croyance sectaire, un dogmatisme d’une rare bêtise, une attitude théorique et pratique gravement erronée et dangereuse, des utopies définitives mais peut-être encore prometteuses et nécessaires, un esprit critique indispensable, un réelle ironie, etc. Notre propos est de transmettre ces propositions, de laisser entrevoir ces monuments (au sens du XVIIIe siècle, de documents, mais aussi au sens moderne), et, avec beaucoup de distance, de les donner à entendre malgré tout. En ce sens, on peut parler de « suppléments aux monuments » à Vincennes avec les significations qu’ont ces deux mots chez Rousseau : ce qui supplée au manque de mémorisation effective. Une autre version pourrait d’ailleurs se faire sur les textes politiques de Rousseau lui-même.

** Ayant trait aux images et aux représentations, à leur pouvoir, ces documents entrent en résonance avec les recherches actuelles. La réalisation expérimentale de la performance-installation-film « L’illumination de Vincennes » est une manière de répondre à certaines des questions qu’ils posent, mais elle laisse en suspens la question à laquelle Rousseau répond non : « Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs ».