Article du Monde

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« Un rêve, deux facs »

Article paru dans l’édition du Monde du 30 Mai 2008

Mai 68 a donné naissance à deux universités, celle de Vincennes, devenue Saint-Denis, et Dauphine, à Paris. Quarante ans plus tard, l’une est la fac des plus pauvres, l’autre celle des plus riches

Incroyable mais vrai : la fac qui sélectionne ses étudiants, celle dont les diplômés peuplent les entreprises du CAC 40, est née en 1968. Dauphine, qui a accueilli ses premiers étudiants il y a quarante ans dans les quartiers chics du 16e arrondissement de Paris, est bien la sœur jumelle de Vincennes, déplacée en 1980 à Saint-Denis, enfant terrible du mouvement de Mai, dont on sait mieux à quel point elle bouscula les codes universitaires.

Difficile d’imaginer que deux fruits aussi dissemblables, nés de la volonté politique du ministre de l’éducation nationale de l’époque, Edgar Faure, ont poussé sur le même arbre. Saint-Denis, devenue Paris-VIII, recrute un quart de ses 21 600 étudiants en Seine-Saint-Denis, le département le plus pauvre de France. Rien à voir avec Dauphine, aujourd’hui Paris-IX, où 51 % des 8 700 étudiants proviennent d’une famille de cadres supérieurs. A Paris-VIII, les sciences humaines et leurs maigres débouchés, à Dauphine la gestion et la finance, garantie de placements record.

Tout les oppose. Et pourtant, toutes deux se sont bâties dans l’effervescence intellectuelle du moment. A gauche toute. « Disons que nous étions dans un Vincennes soft », résume Hervé Hamon, ancien directeur du département d’éducation permanente, qui a commencé sa carrière à Dauphine comme assistant. Avec quelques autres cathos de gauche, il débarque alors de la fac de droit d’Assas, ultraconservatrice, aux côtés du professeur d’économie Hubert Brochier, une référence intellectuelle à gauche. Assistant lui aussi, Jean-Paul Piriou, qui passe pour le « Cohn-Bendit de la fac de droit », est un autre de ces militants qui plaident Pour une université critiq ue, titre d’un manifeste de 130 pages dont il est l’un des auteurs. Un an plus tard, il est « viré avec quelques autres vacataires », mais les idées feront leur chemin. Elles seront mises en musique par quelques économistes comme Alain Cotta, et surtout Pierre Tabatoni, imprégnés de la vision anglo-saxonne des sciences des organisations, très novatrice à l’époque.

Première de ces inspirations communes à Dauphine et Vincennes : l’Amérique. Ce sont les membres de l’Institut d’anglais de la Sorbonne – dont Hélène Cixous – qui sont à l’origine du projet de centre universitaire expérimental construit sur les terrains militaires de Vincennes. Dès la première année, les enseignants du département anglo-américain proposent des cours prenant en compte les besoins des entreprises ! Aux côtés des universitaires en rupture avec l’académisme de la Sorbonne, on trouve ceux qui sont en rupture tout court. Maoïstes en sociologie et en philosophie, trotskistes en sciences politiques… en quelques semaines, Vincennes devient la tour de Babel du gauchisme, tandis que les communistes tiennent la caisse : « Ils géraient l’université, précise Francine Demichel, présidente de Paris-VIII de 1987 à 1991. La plupart des présidents étaient encore, ou avaient été, encartés. »

Dauphine devient université de plein exercice en 1970, Vincennes en 1971. De part et d’autre, la pédagogie se veut différente. Moins révolutionnaire que sa jumelle, Dauphine rompt tout de même avec les canons de l’époque : pas de cours en amphi, pas d’examens, pas de spécialisation précoce. Une joyeuse pagaille règne dans le bâtiment de l’OTAN – partie pour Bruxelles -, habilement réquisitionné par Edgar Faure, pour y installer la petite dernière des universités parisiennes. La pédagogie par petits groupes sur laquelle Dauphine a bâti sa réputation est d’ailleurs en partie dictée par les locaux. « A part le grand amphi de l’état-major, il n’y a que des petites salles… », se souvient Anne-Marie Charles, maître de conférences honoraire en maths.

Le contrôle continu fait loi. Les examens ne s’imposeront que vers la fin des années 1970, en dépit d’une énième grève étudiante. Mais quand Dauphine propose, comme le r ésume Dominique Damamme, professeur de sciences politiques, ! « un menu » à ses étudiants, Vincennes opte d’emblée pour des études « à la carte ».

La fac de Gilles Deleuze et Félix Guattari, deux des maîtres à penser de Mai 68, est à l’origine des fameuses « UV » (unité de valeur), système qui sera étendu à l’ensemble de la France. Vincennes va plus loin en acceptant les non-bacheliers, attirés par les Foucault, Lyotard, Châtelet… Les nouvelles disciplines, cinéma, psychologie, théâtre, arts plastiques, communication, sont très courues. Le diplôme apparaît forcément comme secondaire, presque la moitié des étudiants (43 %) sont des salariés à plein temps et trentenaires. En philosophie, le maoïste Alain Badiou promet l’UV « La science dans la lutte des classes » à « ceux qui auront condensé leur pensée philosophique dans un bombage ou dans une inscription murale, ceux qui ne sont jamais venus mais qui ont ainsi montré par leur absence un détachement louable des choses de ce monde et une méditation profonde ».

Les années 1 980 marquent un tournant. Normalisation progressive et en accord avec l’air du temps pour Dauphine, mise au pas politique pour la turbulente Vincennes. En 1978, Edgar Faure, devenu président de l’Assemblée nationale, dresse un bilan élogieux de l’université de Vincennes. Les effectifs n’ont cessé de croître jusqu’à atteindre 32 969 étudiants pour 7 500 places prévues. Il évoque la nécessité de créer d’autres Vincennes. Ce n’est pas l’avis de la ministre des universités, Alice Saunier-Seïté.

En 1980, le bail passé avec l’armée pour l’occupation des terrains arrive à expiration, décision est prise de déménager l’université. « Alice Saunier-Seïté voulait la tuer, explique Francine Demichel. Vincennes, qui disposait de locaux spacieux, se retrouve plus qu’à l’étroit dans ceux d’un IUT à Saint-Denis. » Il s’agit de faire d’une pierre deux coups : refiler la patate chaude à une municipalité communiste et atteindre le moral des gauchistes en les coinçant entre l’avenue Lénine et le boulevard Staline. Vécu comme un deuil, le déménagement sonne la fin de l’âge d’or. Ses effectifs chutent.

A Dauphine, la présidence exercée par Henri Tézenas du Montcel positionne l’université à droite. En 1984, il démissionne pour ne pas avoir à appliquer la loi Savary, du nom du ministre de l’éducation du gouvernement de gauche de l’époque. Les temps changent : les mêmes assistants qui défendaient un modèle alternatif d’université peaufinent un système pour en finir avec la dérive du « premier arrivé, premier servi ». Car le succès de Dauphine est tel que « des queues interminables se formaient dès la nuit la veille des inscriptions ».

La sélection s’impose. Sans états d’âme. D’abord sur la base des mentions au bac, puis sur un mode plus solide. Les matheux de Dauphine, un peu potaches, inventent le Boléro, acronyme de Bonne orientation des lycéens et réussite de l’opération Ravel. Ils espèrent ainsi échapper à Ravel, le système de sectorisation imposé aux étudiants et aux universités. Dauphine continue de danser le Boléro pendant des années, jusqu’à ce que des avocats trouvent une faille : « A la rentrée 2002, j’ai trouvé plus de 100 recours sur mon bureau. Il y avait deux moyens d’entrer à Dauphine : suivre la procédure sélective ou faire un recours au tribunal administratif, recours que nous étions sûrs de perdre … », raconte Bernard de Montmorillon, président de 1999 à 2007. En 2004, celui-ci obtint pour l’université un statut de grand établissement qui permet de sélectionner désormais en toute légalité. Paradoxal mais vrai : la sélection a plutôt élargi le panel social des étudiants. De plus, l’application stricte de la sectorisation aurait sans doute accru l’absence de mixité sociale, la fac étant située dans les quartiers bourgeois.

A Saint-Denis, hormis les sections cinéma et arts, filières d’excellence qui font la part belle aux enfants de cadres supérieurs et professions libérales, la fac recrute parmi les lycéens de Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne. Con trairement à leurs aînés, ils ne négligent ni les examens, n! i les notes, ni les stages. Retour de situation : « Du cours d’économie marxiste avant 1980, on est passé au cours de gestio n », constate le sociologue et enseignant de Paris-VIII Charles Soulié.

Quarante ans après, que reste-t-il de l’esprit de Mai ? Les deux facs ont gardé en commun de rester des exceptions dans le paysage universitaire français. A Dauphine, chacun loue le « droit à l’initiative » dont bénéficient les profs. « Si vous avez un projet, vous pouvez le mener à bien », assure Hervé Hamon. Mais l’héritage principal de Mai 68 – exister en tant qu’université – paraît, pour certains, menacé. Dans une fac où la gestion devient prépondérante, le département de maths, reconnu pour l’excellence de son laboratoire, craint de voir l’université se transformer en business school. Après avoir obtenu la sélection, Dauphine et son actuel président, Laurent Batsch, veulent augmenter les droits d’inscription des étudiants pour mieux « affronter la concurrence internationale ».

A Paris-VIII, les enseignants-chercheurs apprécient une hiérarchie moins pesante, un goût du débat affirmé, une excellence revendiquée en recherche en sciences humaines et sociales. Leur fac est restée militante mais son « objet » politique s’est déplacé : il ne s’agit plus de changer le monde mais de donner sa chance à une population a priori exclue de l’enseignement supérieur. « Au départ, nous avions une université atypique expérimentale qui ne voulait pas se situer parmi les autres, explique Francine Demichel. Aujourd’hui, elle n’est pas comme les autres, mais doit se situer dans le paysage du supérieur. »

Dans un cas comme dans l’autre, chacune cherche (encore) son âme.

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