Michel Melot, La Gravure sur bois réinventée

Article paru dans le catalogue de l’exposition, 50 ans de gravures sur bois chinoises, 1930-1980, Maison de la culture de Grenoble, 5 mars-26 avril 1981; Bibliothèque Nationale 12 juin-5 juillet 1981; Maison de la culture de Rennes, automne 1981 (commissaires : Liliane Terrier et Jean-Louis Boissier).

Gravure sur bois et linogravure ont des histoires distinctes, —à vrai dire l’origine de la linogravure est difficile à connaître—, mais ayant en commun le principe de la taille et du relief typographique, les deux médiums peuvent être à la fois assimilés et différenciés. L’histoire de la gravure sur bois que dressait rapidement dans cet article Michel Melot, alors directeur du Cabinet des estampes et de la photographie à la Bibliothèque Nationale, peut nous permettre de découvrir une qualité esthétique partagée, à la fois typographique, —de part leur procédé de fabrication lié à celui du texte imprimé—, et « sauvage »*. Les deux médiums « s’épousent par inframince », pourrait-on dire.

Michel Melot, La gravure sur bois réinventée

C’est en Chine que fut inventée la gravure sur bois. Les plus anciens exemples en ont été retrouvés dans les grottes de Duhuang par le Français Paul Pelliot : un petit bloc de bois ressemblant à un sceau et représentant un Bouddha daterait du 8e siècle et une feuille de papier portant une série de semblables Bouddhas, imprimée au 9e siècle, est également conservée à la Bibliothèque nationale. Le succès de l’imprimerie suivit l’extension de la fabrication du papier importé de Chine à travers l’Asie centrale et les pays arabes. Les premiers moulins européens fonctionnèrent à partir de 1360.

C’est du début du 15e siècle que datent les plus anciennes xylographies  conservées en Europe. Elles sont d’un art rudimentaire, représentant des saints ou la Vierge, dont la fonction était bien proche de celle des « charmes » bouddhiques. Ceux-ci étaient pourvus d’une vertu magique : des prêtres les exécutaient et les utilisaient pour bénir ou pour guérir. Cette production d’images de protection s’est continuée en Orient jusqu’à nos jours et l’on fabrique encore en Chine des « images de nouvel an » qui sont des vœux de bonheur. De même les xylographies chrétiennes étaient accrochées dans les maisons et les boutiques, cousues dans les vêtements, collées à l’intérieur des coffres et même dans les cercueils. La Corée et la Chine connurent dès le 14e siècle les caractères mobiles, mais c’est en Europe que cette invention se développa et l’Orient, peut-être à cause de son écriture complexe et proche de l’image, continua de graver les textes dans le bloc même du bois. En Europe cette pratique, connue sous le nom de «livres xylographiques» et qui fournit des ouvrages populaires comme les Bibles des pauvres, Arts de mourir et Calendriers disparut à la fin du 15e siècle.

C’est le principal avantage des gravures sur bois que de demeurer homogènes avec la typographie et de pouvoir être assemblées et imprimées avec du texte. Les gravures sur métal, beaucoup plus fines et souples, nécessitaient un encrage et un outillage spéciaux. Malgré leur coût trois ou quatre fois supérieur à celui des xylographies, elles supplantèrent néanmoins, y compris dans l’illustration des livres, les gravures sur bois qui demeurèrent confinées dans la production des livres et estampes bon marché, vite exécutées et destinées à un public pas ou peu cultivé. Ainsi méprisée des amateurs et des érudits, la gravure sur bois acquit la réputation d’une technique grossière et fruste, indigne d’un public lettré. Cette production « populaire » (entendons par là destinée au peuple) comporte des caricatures, des « proverbes », « facéties » ou « grotesques », des jeux, des pièces de morale élémentaire (Le Monde à l’envers, Le Diable d’argent…) ou des allégories faciles (Les Cinq Sens, Les Âges de la vie, etc.). Une production particulièrement importante est celle des Canards : ce sont des feuilles à sensation, racontant avec des détails atroces, par le texte et par l’image, les derniers ravages de la Bête du Gévaudan, les crimes affreux, les catastrophes véritables ou imaginaires. Des spécialistes, à la fois imprimeurs et colporteurs, voyageaient de ville en ville avec leurs outils et leur stock de blocs de bois gravés qu’ils réutilisaient selon l’occasion ou sans occasion.

canard
Le Méranas, « canard » composé d’un bois gravé accompagné d’un texte, appartient à la famille, souvent décrite, des monstres. Gravure sur bois, 35,5 x 28,5 cm. Rouen, avant 1824 **

Ces marchands de scandales n’ont pas disparu de nos jours : ils se sont simplement modernisés, mais ils procèdent bien de ces « canards » du 16e siècle racontant la comète et les signes prodigieux apparus dans le ciel avant l’assassinat du Duc de Guise, par l’intermédiaire de milliers de bois gravés qui emplirent les journaux du 19e siècle, lorsque la presse commença à se déployer et à rencontrer un public de plus en plus vaste. C’est encore dans cet esprit du bois gravé que s’exprima la violence politique populaire dans les journaux mexicains, à travers l’œuvre exubérante de Jose-Guadelupe Posada*** entre 1890 et 1913.

Au milieu du 19e siècle, l’instruction du peuple et son éveil à la politique aidant, il se trouve des intellectuels —comme le critique d’art Champfleury— pour réhabiliter ces gravures sur bois grossièrement colorées, leur trouver une beauté particulière. Des artistes comme Courbet s’en inspirent.
 Ainsi le thème du « Juif errant », sur lequel Chamfleury écrivit un livre, servit de modèle au tableau Bonjour Monsieur Courbet. Le Réalisme revendique des sources populaires, et voilà enfin l’un de ses adeptes, Jean-François Millet, exécutant à son tour des gravures sur bois de fil, représentant des paysans, pour un projet d’illustration des œuvres de Théocrite.

Le « bois de fil », c’est ce bois aux larges tailles, coupé au ciseau et creusé à la gouge, dans le sens du fil du bois, robuste mais interdisant toute délicatesse. Il est remplacé à la fin du 18e siècle, pour l’illustration des livres et des journaux à grand tirage, par le « bois de bout » (dont la planche était coupée perpendiculairement au fil) travaillé au canif et à la pointe, permettant des nuances de gris et des tailles plus chargées et plus souples. Le « bois de bout » suscite une véritable industrie. Vers 1860, il était exécuté de plus en plus à partir de photographies dont il essayait de rendre les modelés continus.

La résurrection de la gravure sur bois de fil répondait à plusieurs attentes des artistes et du public à la fin du 19e siècle. Dans le même mouvement du goût, on avait redécouvert les vieux maîtres gothiques et les pré-raphaëlites, ainsi que l’estampe japonaise où le bois de fil avait été constamment pratiqué. Ce bois de fil apparut alors couvert de deux vertus : le « primitif » et le « sauvage ». 

Le « primitif » était recherché par les artistes qui, fuyant l’industrie, se réfugiaient dans un retour aux travaux manuels et aux matériaux simples, façonnant des œuvres censées évoquer la pureté d’un âge d’or. C’est en Angleterre que furent fondées les presses artisanales où des artistes fabriquaient eux-mêmes des livres inspirés de ceux du 15e et du 16e siècles. William Morris fonde la Kelmscott Press qui édita jusqu’en 1898, 53 ouvrages. Shannon et Ricketts fondèrent la Vale Press et Lucien Pissarro fit fonctionner l’Eragny Press de 1894 à 1914.

Le « sauvage » s’oppose au primitif en ce qu’il n’évoque pas l’idée d’un ordre naturel à retrouver mais au contraire celle d’une force native à libérer. Le travail du bois, simple et direct, permettait à l’artiste d’exprimer une révolte, de façon presque improvisée puisque l’impression des estampes ne demande aucune préparation ni aucun matériel compliqué. C’est Gauguin qui exécutant à Tahiti des bois gravés qu’il perfectionna et fit imprimer lors de son premier retour à Paris en 1891-2, offre le prototype de ce goût pour l’art sauvage. Munch, qui se rapprocha des Symbolistes de la Revue Blanche lors de son séjour à Paris en 1896, commença de graver sur bois. Après 1900, les Expressionnistes firent de la gravure sur bois, aux éclats blessants, vendue hors des circuits habituels comme des tracts ou publiée dans des feuilles éphémères, un  de leurs principaux moyens d’expression.

Ainsi réinventée, la gravure sur bois présente donc deux qualités contradictoires et décisives : œuvre originale solidement implantée dans le secteur artistique et non suspecte de mercantilisme, elle est à la fois l’image du travailleur manuel en prise directe avec la nature, celle du « bon charpentier », et celle de l’artiste écorché vif. C’est d’autre part un art, qui avalisé par les avant-gardes conserve sa valeur d’objet rustique. Elle fut donc utilisée largement dans l’entre deux-guerres, à la fois dans l’illustration de livres en France, en Angleterre, en URSS, et par des graveurs « engagés » à la suite des Expressionnistes comme Käthe Kollwitz et Frans Masereel.

Dans le dénuement et la violence d’une révolution, la gravure sur bois offre des avantages à la fois pratiques et théoriques. Les Chinois se souvinrent alors que c’est en Chine que fut inventée la gravure sur bois.

Notes

*  « sauvage » qualificatif que Melot attribue à l’art de la gravure de Gauguin, Munch et des Expressionnistes.
** Très peu de reproductions des « canards » sur internet, feuilles à sensation du 16e et 19e siècles. Une collection existe au Cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale. Ouvrages de référence de Jean-Pierre Seguin, initiateur et premier directeur de la BPI en 1977, puis directeur du Cabinet des estampes et de la photographie à la Bibliothèque Nationale :
Jean-Pierre Seguin, L’Information en France avant le périodique : 517 canards imprimés entre 1529 et 1631, G.-P. Maisonneuve et Larose, Aubenas, impr. Lienhart et Cie, Paris, 1964
Jean-Pierre Seguin, Canards du siècle passé, Horay, Paris, 1969. Quelques images
Jean-Pierre Seguin, Julie-Émilie Adès, Les Canards illustrés du 19e : fascination du fait divers. Catalogue de l’exposition. Collections de la Bibliothèque nationale, 9 novembre 1982-30 janvier 1983, Musée-Galerie de la SEITA, Paris
*** http://www.vivamexico.info/Index1/Posada.html