1969-1975 Frank Popper et la participation

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Frank Popper au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, au cours de la préparation de l’exposition Electra, octobre 1983.  © Jean-Louis Boissier

Jean-Louis Boissier

Extrait de « Pour une dramaturgie de l’interactivité », à paraître dans l’ouvrage : Samuel Bianchini ed., Practicable, MIT Press, 2015

Pour expliquer ce moment qui voit s’imposer, puis être partiellement récusée, l’idée de participation, il m’importe de mentionner de récentes conversations avec Frank Popper. Elles ont pour mérite de nous inviter à une réflexion rétrospective, sinon historique. Popper fut l’un des premiers à connaître le cinétisme et à expliquer comment, de la lumière et du mouvement, on allait passer à la participation du spectateur. Après l’avoir rencontré à l’occasion de l’exposition Lumière et mouvement du Musée d’art moderne de la ville de Paris au cours de l’été 1967, je fus son assistant pour l’exposition inaugurale de la Maison de la culture de Grenoble en 1968. Les œuvres de quelque 70 artistes furent déployées dans plusieurs espaces, principalement dans le théâtre mobile, une innovation due à la collaboration de l’architecte André Wogenski et du scénographe Jacques Polieri : les 400 sièges étaient sur un gradin circulaire rotatif et entourés d’une scène annulaire elle-même mobile. C’est sur ce plateau que furent installées les propositions participatives du Groupe de Recherche d’Art Visuel et celles, ludiques, d’un collectif d’artiste et designers italiens, tandis que les autres pièces étaient réparties dans les coulisses et foyers du théâtre. Le titre ne se contentait pas du terme cinétisme puisque s’y trouvaient associés spectacle et environnement (3). S’il était fait référence au spectacle, c’était pour assumer cette inscription dans un théâtre, pour indiquer le caractère spectaculaire des œuvres visuelles, mais surtout pour souligner la dimension performative des œuvres et notamment de celles que l’on nommait environnements.

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Frank Popper, Art – action and participation, 1975

En cette fin des années soixante — elle restera par la suite —, l’orientation de Frank Popper est explicitement celle d’un « art démocratique ». Il fait écho en cela aux positions de nombreux artistes, singulièrement des artistes issus du cinétisme, car, on vient de l’évoquer, il s’agit pour eux de sortir du cadre contraignant des galeries et des musées, d’inclure le spectateur dans l’œuvre pour lui en faire partager l’expérience, de le mettre en mouvement, de le faire participer à la création, voire de le placer lui-même en position d’artiste. Cependant, avec 1968, l’art se radicalise. Le GRAV se dissout (4), les incitations à la participation paraissent subitement naïves et sont dénoncées comme autant de leurres. En France, le mouvement social et culturel marque des ruptures qui semblent irréversibles mais la politique gouvernementale, violemment éprouvée, tente de trouver un remède dans d’idée, ou le mot, de participation : participer aux élections, participer à la gestion, etc. En art, le projet participatif est donc dépassé. L’année 1969 est marquée symboliquement par une toute autre exigence dont les artistes se revendiquent les acteurs, c’est l’exposition d’Harald Szeemann à la Kunsthalle de Berne : Quand les attitudes deviennent forme.

Je peux témoigner de la défiance qui s’exprime, dès le début des années 70, dans le contexte artistique et singulièrement dans l’université, à l’égard de toute spéculation sur la participation du spectateur. Dans le même temps, le terme peut sembler réactivé et même réhabilité par certaines pratiques. Il est corrigé, par exemple, par la recherche d’un éveil du spectateur par l’art, par l’art thérapie, par un art ouvertement critique porté par l’essor des sciences humaines, ou encore par de nouvelles formes de l’agitprop incluant des acteurs de la scène sociale et politique.

Cette période d’un appel à la mise en action du public est en définitive favorable à l’investigation historique et esthétique de Frank Popper : son ouvrage majeur établit une articulation claire entre trois modalités relatives au trajet artistique : Art, Action et Participation (5). Depuis 1969, Popper se trouve à la tête du département d’art de l’Université Paris 8-Vincennes — où j’enseigne moi aussi —, et il tente d’établir un tableau synthétique où l’« Art démocratique » [Democratic art] se trouverait à la rencontre de trois sources. Celle, d’une part, de l’art cinétique [Kinetic art], compris comme post-Bauhaus et post-constructiviste [Post Constructivism] mais prolongé par les courants de la science en art [Science in art] et de la technologie en art [Technology in art] œuvrant pour un Art public [Public art]. Celle, d’autre part, d’un art « selon le concept de Szeemann », qui récuse la distinction entre l’art des artistes, l’art brut, l’art primitif, etc. [« Artist’s, fool’s, primitive’s etc. art, all the same »] et se trouve l’héritier du Pop Art comme de l’Art conceptuel [Conceptual Art]. Celle, enfin, d’un « Art politique » qui intègre la participation du spectateur, la dépasse par l’art dans la rue [Art in the street], l’art de l’affiche [Poster art] et l’art d’agitation-propagande [Prop art], qui la contourne aussi par les actions, le graffiti, les Community Murals. (5bis)

À ce stade il n’est pas encore question d’interactivité en art. Cependant, quand le mot apparaît, à la fin des années 70, pour désigner le type de relation que doit résoudre l’informatique et les ordinateurs, il trouve immédiatement un écho dans le champ de l’art lui-même, particulièrement marqué, à l’époque, par les mass-médias comme par les innovations des technologies de l’information. L’idée de l’interactivité s’impose à travers les technologies numériques, dans le sillage de la cybernétique, sous l’influence de réflexions philosophiques et épistémologiques ayant trait au code, à l’archive, à la mémoire, par son insertion dans les sciences du langage et des sciences cognitives ou encore par le projet social et politique qu’elle semble appuyer. Le terme interactivité se démarque d’emblée d’interaction, un mot qui est quant à lui présent dans le champ scientifique mais déjà affaibli. L’interactivité désigne une qualité autant qu’un protocole, une promesse, une potentialité. Elle va être associée à dispositif, à interface, à virtuel, des mots post-modernes qui vont connaître eux aussi leur moment de consécration.

NOTES
3. Cinétisme, Spectacle, environnement, Maison de la culture de Grenoble, mai et juin 1968, commissaire : Frank Popper; catalogue conçu par Jean-Louis Boissier.
Artistes sur la scène mobile : David Boriani, Enrico Chiggio, Gianni Colombo, Grabrielle de Vecchi, Enzo Mari, Manfredo Massironi, Horacio Garcia-Rossi, Julio Le Parc, François Morellet, Francisco Sobrino, Joël Stein, Yvaral. Dans les coulisses et les galeries, des environnements de Yaacov Agam, Stanislas Filko, Piotr Kowalski, Bernard Lassus, Hans-Walter Müller, Jesus-Raphael Soto, Takis, etc.; des pièces de Bernard Aubertin, Marta Boto, Pol Bury, Alexandre Calder, Carlos Cruz-Diez, Hugo Demarco, Milan Dobes, Lily Greenham, Hans Haacke, Liliane Lijn, Kenneth Martin, Christian Megert, Nicolas Schöffer, Jean Tinguely, Gunther Uecker, Gregorio Vardanega, Victor Vasarely, etc.

4. Morellet, membre du GRAV dit : « Notre dernier projet, pour faire participer et réveiller les spectateurs dans la rue, avait été programmé pour mai 1968… La concurrence des ‘amateurs’ nous fut fatale, le programme n’eut pas lieu, le groupe fut dissout fin 68. » Morellet, catalogue, Centre Pompidou, Paris, 1986, p. 201. Enzo Mari à qui je posais, en mai 2010 à la HEAD-Genève, la question des suites du projet du groupe italien à Grenoble, dont il fut l’un chef de file, me déclara : « Nous voulions que le public joue. Ça ne marchait pas. Nous avons arrêté. »

5. Frank Popper, Art-Action And Participation, Studio Vista, London et New York University Press, 1975.
5bis. Ces termes sont ceux qu’utilise Frank Popper dans le schéma « The present-day art scene » en conclusion de son livre Art-Action And Participation, Studio Vista, London, p.281.