Entretien de Masaki Fujihata avec Daniel Pinkas et Jean-Louis Boissier, Paris, IAP, 29 août 2008



Entretien de Masaki Fujihata avec Daniel Pinkas et Jean-Louis Boissier, Paris, IAP, 29 août 2008 (photo JLB)

P = Daniel Pinkas [Daniel Pinkas est philosophe, professeur à la HEAD Genève]
F = Masaki Fujihata [Masaki Fujihata est artiste, professeur, doyen de la Graduate School of Film and New Media, Tokyo University of the Arts]

P: Le point de départ est la cartographie et les nouvelles formes de paysage qui résultent des nouveaux systèmes d’enregistrement d’informations et d’images. On abordera également les nouvelles formes de design, les objets communicants qui sont très liés au fait que ces objets sont mobiles et en même temps localisés géographiquement.
Je serais très intéressé de savoir comment ces technologies transforment notre conscience. Car il s’agit de quelque chose que vous avez mentionné plusieurs fois et je sais que ces changements vous préoccupent, mais quels sont-ils précisément?

F : Effectivement, je m’intéresse beaucoup à ces médias, à ces technologies et je voudrais connaître leur signification. Ces technologies sont déjà très présentes dans notre environnement, elles nous affectent dans notre quotidien et elles ont, bien sûr, une influence sur notre conscience.
Même aujourd’hui, personne ne sait vraiment pourquoi l’homme a inventé et perpétuellement développé l’ordinateur. Cette interrogation est fondamentale dans mes recherches et c’est certainement la raison pour laquelle je travaille avec ces technologies.

Il y a eu beaucoup d’investissement ces 15 dernières années. Et même si la majorité des efforts n’ont pas abouti, cela prouve que beaucoup de curiosité et d’énergie est mobilisé pour développer de nouvelles technologies. Aujourd’hui, nous avons déjà de tout petits ordinateurs ainsi que des réseaux. C’est un développement majeur si l’on considère que le premier ordinateur date des débuts des années 50. À ce moment-là, il s’agissait d’un simple calculateur et maintenant nous avons des ordinateurs reliés à des réseaux. Ce n’est plus seulement un calculateur, mais également une base de communication. À partir du moment où nous avons été confrontés à Internet, nous avons facilement pu imaginer une machine avec laquelle nous pourrions téléphoner, envoyer des mails et surfer sur le Web, en même temps. Mais le développement de ces fonctions a pris beaucoup de temps, pour des raisons moins technologiques que politique et économique. Aujourd’hui, ces médias existent, mais personne ne connaît le véritable objectif de tous ces développements. À quoi servent-ils ?
Je sais que ce n’est pas une question habituelle. Les gens utilisent ces objets pour des raisons rationnelles, ils ne modifient pas leurs fonctions. L’objet doit être toujours plus lisse, plus rapide, plus facile afin de mieux communiquer.

J’ai, bien sûr, une approche un peu différente. C’est parce que nous, en tant qu’artistes, développons des choses qui n’ont pas été développées par l’industrie et parce que nous sommes indépendants. Je ne suis pas dans l’obligation de développer un produit de consommation. Ma tâche est de révéler d’autres potentiels qui n’ont aucune utilité rationnelle, à l’heure actuelle. Ainsi, je me pose la question du potentiel de cette inutilité. Par exemple, des GPS se trouvent dans la majorité des téléphones portables aujourd’hui. Ces GPS sont, par contre, quasiment inutiles. Afin de vendre le même produit, l’industrie est obligée de proposer des nouvelles fonctions continuellement. C’est uniquement par sa variabilité que l’objet restera commercialement intéressant.

P : Qu’entendez-vous par « inutilité » ?

F : Nous pouvons voir des cartes sur l’I-Phone grâce au GPS. Est-ce que cette fonction est réellement efficace ? Le GPS t’indique bien où tu te trouves. Mais n’est-il pas plus facile de demander le chemin à quelqu’un ? Et en même temps, je ne veux pas que tout soit exposé sur la carte et tout connaître. J’aimerais que le monde reste mystérieux, en quelque sorte.
Je pense que le GPS est bien plus intéressant en dehors de ses fonctions « utiles », en dehors du simple fait qu’il indique la latitude, la longitude et l’altitude. Je pense aussi que le GPS peut être un objet fascinant pour des artistes car il permet l’exploration de nouveaux points de vue.

P : Je reviens sur l’idée de la modification de la conscience. Est-ce que cette technologie ne nous donne pas l’impression d’un monde plus domestiqué, l’impression que nous connaissons l’espace ?

F : La notion de l’espace est certainement devenue plus complexe. La perception cartésienne et newtonienne était si rigide avec des notions très claires, un kilomètre correspondait toujours à un kilomètre. Par contre, aujourd’hui je peux passer un coup de téléphone pendant que je conduis ma voiture, même si cela est interdit. Quand je conduis à Tokyo, je peux t’appeler à Genève. J’accepte la fonctionnalité du téléphone portable, elle est très utile quand je dois te contacter. Avec ces développements, la notion de l’espace est devenue très complexe. L’espace que je perçois n’est plus seulement celui que je vois et que je peux toucher (à Tokyo) mais également celui d’où j’entends ta voix à Genève. Mon oreille peut s’étendre jusqu’à l’autre bout de la terre, pendant que le reste de mon corps demeure dans la voiture. Ainsi, le corps est fragmenté de façon étrange, dans un espace étrange. Nous devrions nous interroger sur ces connexions, sur cet élargissement étrange que la technologie permet. Les artistes ne devraient pas se limiter à l’utilisation des nouvelles technologies pour exprimer leurs expériences. Ils devraient plutôt absorber ces technologies et les intégrer dans de nouvelles formes d’expression.

P : Cette notion de l’espace concerne, également, vos installations, comme Morel’s Panorama, n’est-ce pas ?

F : Oui, c’est vrai, Morel’s Panorama est un exemple d’un espace déformé. Dans ce travail, j’applique des nouvelles technologies pour dévoiler leurs structures étranges. En fait, Morel’s Panorama montre clairement les différentes structures du miroir, de la photographie, du cinéma et de la vidéo. Comme vous le savez, dans un miroir déformant votre corps apparaît en plus gros et en plus mince, en plus petit et en plus grand. Cette déformation est le résultat de la structure physique et optique du miroir. Morel’s Panorama crée, également, des images étranges par sa structure électronique et optique. Métaphoriquement, Morel’s Panorama est une sorte de miroir déformant avec la différence fondamentale qu’ici le système reflétant les corps est un ordinateur. La distorsion est créée par un algorithme qui a été programmé et réalisé par un ordinateur.
Parfois, je pense que mes travaux ressemblent à des expérimentations scientifiques. D’abord, je décèle une hypothèse, ici il s’agit visiblement du rendu de la caméra et de l’ordinateur. Puis, je conçois une expérimentation dans le cadre d’une exposition. C’est ainsi que les observateurs, les spectateurs et les utilisateurs entrent dans l’expérimentation. Ils investissent l’installation et réfléchissent à ce qui leur arrive. C’est un plaisir d’observer leurs comportements. Peut-être, ma tâche, mon exploration est d’assembler le maximum de clés afin d’ouvrir différentes dimensions du même système.

Dans Morel’s Panorama, il y a deux cylindres à l’intérieur du cylindre principal. Désormais, Morel’s Panorama contient des images saisies et des images rendues. L’une des deux est le rendu du temps réel, l’autre est constitué d’images enregistrées. À l’intérieur de l’image enregistrée, il y a une personne, moi, qui tourne autour et qui réitère « L’invention de Morel » de Bioy Casares. Le public perçoit à la fois l’image enregistrée et l’image projetée ce qui est un autre aspect très important de Morel’s Panorama.

P : Ainsi, les images saisies en temps réel sont mélangées à des images pré-enregistrées par vous?

F : Concernant le terme « mélanger » que vous utilisez, en réalité je ne mélange pas les images. C’est à cause de la forme des cylindres que les images semblent êtres mélangés de façon étrange.
En tout cas, ce travail interroge notre existence et pose la question : Comment pouvons nous savoir que nous existons ? Nous avons recours au sens tactile, à la vision, à l’ouïe. Notre cerveau essaie de combiner et d’intégrer les différentes stimulations afin de percevoir une entité. Quand nous commençons à analyser nos sens, comme les yeux, nous réalisons que la perception est caractérisée par de nombreuses difficultés, par des trous et des doutes. Grâce aux nouveaux médias, je pense que je peux refléter ces trous et suggérer des doutes existentiels aux spectateurs. Le miroir est un des éléments centraux de Morel’s Panorama. Le spectateur peut voir son visage et se reconnaître, c’est une situation très symbolique. Mais parce que l’image projetée se déplace le long de son mouvement réel, le spectateur se perçoit bizarrement. C’est certainement une situation d’auto-observation particulière et cette particularité est un point très important.

P : Si j’ai bien compris, il s’agit, à un niveau, d’une simple projection. Je me demandais ainsi si tous ces espaces très complexes n’étaient pas des espaces représentés. À l’intérieur de cette projection frontale, il y a des cylindres très complexes qui s’emboîtent, mais en même temps, il s’agit d’une projection plane. N’est-il pas vrai que dans le monde réel les gens habituellement pensent que tout ce qui n’est pas de l’ordre des trois dimensions newtonien est imaginaire et représenté ?

F : Votre question se situe à un niveau plus haut car vous mentionnez l’espace réel et la perception de l’espace réel. Jusqu’à présent, je parlais d’un niveau technique moins élevé.

Dans Morel’s Panorama, il s’agit à la fois d’une projection et d’un enregistrement ce qui est très important, également. La caméra a besoin d’une certaine luminosité contrairement au projecteur qui lui requiert un espace plutôt sombre. Quand on voit le cylindre sur le mur blanc, on considère ce mur comme un écran. Mais cet écran est totalement différent d’un écran de cinéma conventionnel. Il ressemble à un mur tout à fait normal et légèrement éclairé pendant qu’il n’y a pas de projection. Mais quand le cylindre apparaît et quand celui-ci bouge lentement, il en résulte une impression 3D très forte. Pendant l’installation de ce travail, c’est le point le plus important à considérer. Je me bats avec la luminosité de l’éclairage et avec la luminosité du projecteur. À un moment donné, je trouve la balance et le cylindre apparaît en 3D.

P : Par des moyens différents, vous arrivez à un effet similaire à celui de Landing Home ou vous utilisez la stéréoscopie. Cela semble important pour vous. Mais pourquoi est-ce que cela est important ?

F : Bien sûr, ces deux exemples impliquent des techniques totalement différentes. Landing Home in Geneva a été conçu comme une projection 3D stéréoscopique ce qui n’est pas le cas concernant Morel’s Panorama. Par contre, les deux travaux permettent une expérience de perception d’illusions, d’illusions réfléchissant la réalité.
Cela me rappelle George Méliès qui est très connu et qui est montré à la Cinémathèque française en ce moment. George Méliès est comme un magicien au théâtre. Il a utilisé le cinéma pour créer des illusions. Morel’s Panorama a une attitude similaire. Par contre, les inventeurs du cinéma, les frères Lumière, avaient une position complètement différente envers le cinéma. Les frères Lumière et George Méliès étaient opposés les uns aux autres. Je pense que Morel’s Panorama peut être analysé en regard des travaux de George Méliès. Ce travail se réfère moins au système cinématographique développé par les frères Lumière. Le film est une collection d’illusions. Ce n’est pas un événement réel, mais une image enregistrée reflétant la réalité. Mais quand est-ce que la réalité émerge ? Peut-être, je me pose ces questions parce que j’ai des doutes sur mon existence.

À ce sujet, je voudrais vous raconter une anecdote de mon enfance. Quand j’étais au collège, j’avais 12, 13 ans, j’ai eu une fièvre très forte, presque 40 degrés. J’ai fait un cauchemar à ce moment-là. Je vous ai déjà raconté cela ? C’était un très mauvais rêve. Dans ce rêve, je tombais à travers un tube en gomme très lisse et noir, ma chute étant presque infinie. Je savais qu’il y avait une autre personne présente et que nous allions nous rencontrer à un moment donné et mourir à cet instant. C’était vraiment un cauchemar, une expérience très, très inquiétante. Quand je me suis réveillé, j’en ai parlé à ma mère et elle m’a raconté que mon accouchement avait été très difficile. Mon accouchement a été très long et très dur pour ma mère. Je ne sais pas s’il y a vraiment un lien entre ce rêve et ma naissance. Néanmoins, je pense que mon questionnement existentiel a commencé à ce moment-là.

P : Parce que vous vous demandiez comment faire la différence entre le rêve et la réalité ?

F : Il s’agit peut-être plutôt d’un questionnement de la mort. C’est peut-être parce que j’ai été confronté avec une situation grave dans le passé que je fais ce que je fais aujourd’hui. Je pense que l’art est une action de produire quelque chose qui dure dans le temps. Tu peux voir l’objet qui est créé le lendemain, et si l’objet existe, tu sais que tu existes. Je pense que cela est une idée fondamentale dans l’art.
Cependant il y a beaucoup d’incertitudes intéressantes et dès que tu impliques un médium tu t’en rends compte. Quand tu commences à douter si les objets représentés sont réels ou une illusion, la perception devient très compliquée.

P : Vous mentionnez souvent votre intérêt pour les trous, les incertitudes. Est-ce qu’il est possible de cartographier ces trous ? Et comment est-ce que les Field-Works, une série de projets que vous avez réalisés, se réfèrent à ce sujet ?

F : Quand je me suis concentré sur la cartographie, il y avait un point spécialement intéressant et fascinant. Chaque pays a ses propres cartes et ce sont les gouvernements qui organisent la plupart de celles-ci. Souvent, elles sont gardées secrètes car quand tu connais l’emplacement des bâtiments importants tu peux les attaquer potentiellement. Ces cartes restent importantes, malgré tout, puisqu’elles permettent une compréhension générale de chaque site. Un jour, j’ai organisé un séminaire pour des enfants à l’école primaire. Nous demandions aux enfants de faire une carte de l’espace entre leur maison et l’école. Chaque enfant produisait une carte totalement différente. Je pense que ces cartes sont plus « vraies » que les cartes générales produites par les gouvernements. Je suis intrigué par cette perception privée. Pour cette raison, j’étais aussi fasciné quand j’ai découvert la technologie GPS. Je me souviens d’avoir parlé du GPS avec un ami en 1992. Instantanément, nous avions pensé à utiliser cette technologie non seulement pour capturer des informations mais également pour altérer les cartes. C’était la première idée, de personnaliser l’application du GPS. En conséquence, j’ai réalisé le projet du mont Fuji avec les piques.
Je pense que chaque personne devrait avoir sa propre réalité et que ces différentes réalités ne peuvent pas êtres échangées sans la parole, sans un médium quelconque.

P : Nous pourrions approfondir l’aspect de la langue, de la traduction. Bien sûr, cela implique la question de la frontière que vous avez abordée de nombreuses fois à d’autres occasions. La question de la traduction se réfère directement à ce que vous avez dit sur la perspective personnelle et sur la différence. Cette question implique la façon dont nous pouvons nous rencontrer, la façon dont le langage semble être un moyen pour se rencontrer.
Un bon point de départ pourrait être l’idée du code et de la communication par des machines. Vous aviez suggéré que l’homme est capable de communiquer malgré l’imperfection de la langue.

F : Dès les années 80, au moment du Cdrom et juste avant le lancement d’Internet, on parlait beaucoup de multimédia. À ce moment-là, les gens avaient très peur que le livre disparaisse, que tout le monde passe aux ordinateurs pour traiter le texte, le son, l’image statique et l’image en mouvement. C’était utopique car aujourd’hui nous lisons toujours des livres. Je pense que cette notion de multimédia a échoué parce qu’elle mêlait trop la parole, le texte et l’image. Je pense que les 19ème et 20ème siècles étaient très orientés vers le texte car la technologie du livre est un bon médium pour échanger des idées même s’il y a besoin de traduction. Même quand nous mourons, le livre, étant un objet physique, dure dans le temps pour les nouvelles générations. C’est un objet compact et stable. Au contraire, les médias digitaux ne sont pas encore assez développés. À présent, il n’y a pas de formats élaborés qui associent des informations orales et visuelles avec le texte. 99 pour cent des sites Web sont encore basés sur le texte, car celui-ci est simple, fort et facile à employer.

Au 21ème siècle, nous devrions appliquer des nouveaux médias et inventer des moyens de communication inédits. Concernant le médium du film, nous avons juste commencé à réaliser des films au lieu de les regarder. Par contre, nous ne sommes pas encore assez érudits pour gérer les nouvelles possibilités de communication. Ces nouvelles possibilités ne ressemblent ni au texte, ni à la photographie. Au 21ème siècle, les repères de la parole, de la réflexion et de la communication se sont peut-être dédoublés.

P : Pensez-vous que nous sommes logocentriques en quelque sorte ?

F : Oui, je le pense, nous sommes trop logocentriques.

P : Pour revenir au sujet de la traduction : il peut y avoir de la traduction entre les langues, mais est-ce qu’il est possible de traduire entre ces différents médias et si oui, comment ?

F : Je pense que les concepts communs peuvent être traduits dans toutes les langues. Par contre, les atmosphères entourant les différentes langues varient beaucoup. Les structures des langues reflètent les peuples qui utilisent ces langues. Par exemple, dans la langue japonaise, la parole aboutit à une conclusion. On peut rester très vague et incertain au début, puis, très lentement et après avoir observé la réaction de l’autre, s’achemine vers une conclusion. Dans ce cas, je sais qu’il est très difficile pour le traducteur ou l’interprète anglais car il doit toujours attendre la fin pour traduire. L’aspect de la discussion le plus intéressant pour un Japonais est cette évaluation de l’autre et l’ambiguïté qui en résulte. Quelqu’un peut avoir l’air d’être en accord avec toi et en même temps dire quelque chose qui te suggère son désaccord. Ce type d’attitude incertaine est très intéressant. Je sais qu’il est impossible de traduire cette incertitude. Il y a une différence importante entre le texte et la parole. Tout texte peut être traduit. En ce qui concerne la parole, cela s’avère bien plus complexe.

P : Vous évoquiez la communication avec des machines sans langage codé ce qui est une idée fascinante.

F : Cette idée vient de l’informaticien Prof. Toru Nishigaki que j’ai écouté à un symposium à Tokyo. Suite à des longues recherches scientifiques sur la réalité artificielle, il a rencontré des penseurs et s’est intéressé de plus en plus à la philosophie. Il a commencé à intégrer des concepts philosophiques aux informations scientifiques recueillies. Récemment, il a publié l’ouvrage Foundation of Information Science (2004, NTT publications, Japan) dans lequel il mentionne trois catégories distinctes, l’information biologique (« Biological Information »), l’information sociologique (« Sociological Information ») et l’information de la machine (« Machine Information »). Nishigaki constate qu’en tant qu’organismes biologiques, nous avons recours à l’information sociologique qui peut être appelée « CODE » quand nous employons des ordinateurs. « CODE » est le traducteur entre l’homme et la machine.
Nishigaki était très inspiré par mon installation Orchisoid qu’il avait vue à l’ICC. Orchisoid lui suggérait l’idée d’une communication future sans codes entre l’homme et la machine. C’est une sorte de rêve informatique que l’on peut appelé « telematics ». Je suis heureux d’avoir pu provoquer cette idée. J’espère qu’il a raison, en tout cas nous sommes confrontés à des dimensions de la communication sans précédent. Notre logocentrisme deviendrait, certainement, plus sensa-centrique ou stimulation-centrique, peut-être devrions-nous inventer un nouveau terme ?

P : Ainsi, il ne s’agirait pas d’une communication que nous entreprenons avec la machine, mais d’une réaction de la machine à notre égard comme une Orchisoid réagit à la simple présence du spectateur ? Il s’agirait d’une sorte de télépathie ?

F : Quand j’ai développé Off-Sense, un réseau liant le cyberespace à la réalité, j’ai découvert beaucoup de trous, d’incertitudes et de difficultés très intéressants.
Même dans un réseau local et indépendant, il est très difficile de synchroniser les ordinateurs car chaque ordinateur a sa propre horloge et la mise en connexion des ordinateurs prend un certain temps. Sans la synchronisation, l’ordinateur ne peut pas reconstruire l’espace entier.

Prenons l’exemple de deux ordinateurs, chacun ayant un avatar dans le cyber space. Les ordinateurs doivent, à chaque fois, reconstruire l’image de l’avatar. Afin de réaliser le rendu de ces images, l’ordinateur a besoin de recevoir des informations relatives à la position de l’avatar de l’autre ordinateur. Une fois que l’ordinateur a bien reçu ces informations, il peut construire l’image de l’avatar. Chaque vue est rendue séparément, il n’y a pas moyen de vérifier si ces vues sont correctes. Quand le réseau est lent, il est possible qu’un des ordinateurs abandonne cette action. En fait, les ordinateurs ne saisissent pas les informations en même temps, il y a toujours un décalage de quelques nanosecondes. Dans ce cas, l’avatar commence à clignoter, ce qui est drôle, n’est-ce pas ?

Depuis ces expériences, je doute de toutes sortes de communication. Effectivement, je vous entends et je vous parle mais je pense qu’il y a toujours une part d’illusion inhérente à la communication. Même si nous essayons d’être synchrone, ma voix prend quelques nanosecondes pour arriver à vos oreilles. Après avoir perçu ma voix, vous réagissez, puis mon cerveau essaye de traiter ces informations. Cela n’a pas lieu instantanément, il y a toujours un certain décalage.
Voici un autre exemple intéressant qui concerne les emails. Je peux programmer un email qui sera envoyé à quelqu’un automatiquement le jour de son anniversaire. Il se peut que je meure dans un accident entre-temps. Malgré tout, la personne recevra l’email pour son anniversaire parce que le serveur a survécu. Dans ce cas, la vie du serveur est indépendante de ma propre vie, c’est une expérience très occulte. Tu peux recevoir un email d’une personne morte. Je pense que tous les potentiels des réseaux digitaux peuvent être utilisés comme métaphores pour les accidents occultes qui arrivent dans le monde réel.

P : Ce que vous dites est que le monde réel essaye de cacher tous ces accidents et ces trous, que tout semble parfait avant l’intervention de l’artiste.

F : Oui et cela concerne également le sujet de la mobilité. On utilise des téléphones pour joindre des personnes mobiles. Cela est également occulte. Nous l’acceptons déjà. Mais si nous avions parlé de ce dispositif il y a 50 ans, cela aurait semblé totalement occulte. Nous voulons toujours nous déplacer. Comme moi qui suis à Paris loin de Tokyo, je peux malgré tout joindre ma fille au Japon sur son portable. Ainsi, sans se déplacer et en restant à distance, tout le monde peut être en contact avec tout le monde. Notre existence est devenue plus fantomatique.

P : Il y a vraiment eu un grand changement, surtout quand nous parlons de la conscience. Cette accessibilité et le fait que l’on est censé être toujours joignable. Ainsi, nous sommes présents tout le temps en tant que fantômes.

F : L’interaction est un autre aspect important de la communication qui est en train de se développer.

P : Quand on parle de l’interactivité dans l’art, il y a deux catégories de gens, il y a ceux qui pensent interactivité homme – machine et puis ceux qui pensent à l’interactivité entre les personnes. Ce qui vient d’être dit laisse penser que l’interactivité des machines est en train de devenir tellement rapide et transparente qu’elle rend apte l’interactivité entre les personnes.

F : Au sujet de l’interactivité, je voudrais parler de mon installation Unformed Symbols qui est constituée de cartes de jeu en mouvement. Cette installation n’est pas une pièce interactive. Les cartes se déplacent grâce à des techniques d’animation. Ce n’est pas une animation générée par l’ordinateur, mais elle est créée par un enregistrement image par image. L’image est projetée du plafond sur une table. La table a ainsi deux fonctions, elle est à la fois un meuble et l’écran de projection. Quand tu visualises ce travail sur DVD, tu as la fausse impression d’une pièce interactive. La pièce en soi n’est pas interactive, ce sont les spectateurs qui la rendent interactive en jouant avec les cartes de jeu. L’interaction est activée par leur jeu et leur imagination et non pas par l’interaction entre la machine et la personne. C’est ma nouvelle conclusion ou mon ironie vis-à-vis de l’interactivité. Ce travail contient également des aspects des illusions de George Méliès. L’interaction est déclenchée par le spectateur qui réfléchit aux cartes de jeu et se demande pourquoi celles-ci sont en mouvement. Le spectateur se rend compte que l’auteur de la pièce a voulu exprimer quelque chose, mais pourquoi a-t-il déplacé les objets de cette façon ?

P : Est-ce que le spectateur trouve des réponses dans cette pièce ?

F : Je pense qu’il est difficile de trouver des réponses, mais les gens peuvent y réfléchir. Je considère cela comme suffisant. Finalement, il s’agit d’une sorte d’interaction entre l’auteur et le spectateur.

Pour conclure, je voudrais mentionner que la plante et l’animal, ces deux types d’organismes, ont choisi des stratégies de survie très différentes. La plante ne bouge pas, elle reste en place et elle dissémine sa semence. C’est fabuleux. L’animal a une stratégie opposée, il a un esprit très borné. Il bouge sans cesse ce qui est également une attitude fondamentale de l’homme. L’homme aime se déplacer, aller ailleurs, explorer. Il change d’atmosphère et d’environnement afin de se tester, afin de voir s’il peut survivre ou non. C’est une autre façon de tester ton existence, par le simple déplacement, le changement d’environnement, par l’exploration et les expériences que cela provoque. Et quand tu es confronté à une difficulté, la réalité surgit. Il faut que tu combles les trous. Ma compréhension de la réalité est extrêmement liée à ce fait. Pendant que tu combles les trous et les incertitudes, la réalité surgit. Si tu n’étais pas confronté à des problèmes, tu n’aurais aucune stimulation et tu ne ressentirais pas ton existence. C’est pourquoi nous voulons tout transformer, tout comprendre, aller partout. C’est parce que nous voulions combler les trous.
J’espère que mes installations amènent les spectateurs dans des espaces qui leurs sont encore inconnus.

P : C’est une belle conclusion car elle exprime la signification fondamentale et l’instinctivité du déplacement. Elle montre à quel point la mobilité a influencé notre évolution et a fait de nous ce que nous sommes : des entités biologiques mobiles.

F : Je pense aussi. La mobilité est un désir fondamental.

[Transcription et traduction de l’anglais : Anne Zeitz]